A quoi sert la concurrence ?

Martine Behar-Touchais, Nicolas Charbit, Rafael Amaro

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Voir l’avant-propos de Laurence Idot, Frédéric Jenny et Nicolas Charbit, la préface de Martine Béhar-Touchais, la liste complète des contributeurs ainsi que la table des matières.

Valérie Benabou :

100 contributions pour les 10 ans de la revue Concurrences. La crème de la crème des experts parmi les professeurs de droit, avocats, magistrats, responsables d’autorités administratives indépendantes, mais aussi économistes, hommes ou femmes politiques, industriels, et même présidents de la République ont été sollicités pour répondre à cette interrogation fondamentale : à quoi sert la concurrence ? Déclinée à travers un triple questionnement sur l’objet d’étude (qu’est-ce que la concurrence ?) son bénéfice (pour qui ?) et son utilité (jusqu’où ? pourquoi ?), cette analyse réussit l’ambition folle de prendre de la hauteur de vue par la juxtaposition intelligente d’analyses brèves qui, sur chacun de leurs sujets touchent à l’essentiel.

C’est d’abord avec curiosité qu’on envisage l’objet : un bel ouvrage blanc de plus de sept cent pages titré en noir et rouge d’une question qui sonne presque comme une provocation : à quoi sert la concurrence ? Où l’on comprend déjà qu’en interrogeant l’utilité d’un concept, en s’offrant l’option du doute, voire le risque de la réponse négative, les précurseurs de l’ouvrage - Martine Béhar-Touchais, Nicolas Charbit et Rafael Amaro - ont fait le choix de l’audace. Loin de proposer un simple florilège des bonnes feuilles de la revue Concurrence pour célébrer ses dix années d’existence, ils ont préféré saisir l’opportunité de cet anniversaire pour mettre l’objet même de l’étude en question et réunir non moins de cent personnalités afin de proposer des réponses.

Le pari était risqué car au-delà du prestige incontestable des experts de tout bords qui ont été sollicités, - la crème de la crème – on pouvait redouter que le nombre des contributions et la diversité des approches (juridiques, économiques, industrielles, politiques) ne produise qu’un résultat certes séduisant mais finalement anecdotique. Qu’on se rassure immédiatement, il n’en est rien, et faire la recension de cet ouvrage ne se limite pas à un exercice de « name dropping ». Tout au contraire, c’est la grande réussite de l’entreprise que d’avoir réuni des réflexions individuellement puissantes, tout en orchestrant une véritable cohérence de l’ensemble. Bien qu’il n’ait pas toujours la forme d’un ouvrage universitaire classique, le livre en présente néanmoins tous les atours, avec cette spécificité remarquable, malheureusement si rare, d’offrir une approche transdisciplinaire. Professeurs de droit, avocats, magistrats, responsables d’autorités administratives indépendantes, mais aussi économistes, hommes ou femmes politiques, historiens, hommes d’église, industriels, et même, présidents de la République ; tous s’attèlent à répondre à la question posée en mobilisant, qui sa formation scientifique, qui son expérience pratique, qui encore sa vision éthique, stratégique ou politique.

Approche précieuse certainement, mais surtout approche indispensable tant la concurrence peine à être saisie au seul prisme d’une discipline. Les juristes et les économistes s’en réclament respectivement la primauté d’analyse tandis que l’histoire même de la concurrence montre assez que le concept a besoin de deux jambes pour « marcher » et repose tant sur le droit que sur l’économie. Se passerait-on de la perspective industrielle, politique ou encore du questionnement éthique, qu’on raterait de nouveau la cible : car si la concurrence doit servir à quelque chose, il appartient aux politiques d’en définir les finalités, de mettre en place « les règles du jeu » au sein duquel la concurrence a vocation à intervenir ; il appartient aux industriels d’identifier les besoins et aux consommateurs, individus et citoyens de rappeler que, en Europe au moins, l’objectif de la concurrence ne peut qu’être extérieur à elle-même. Comme le souligne Martine Béhar-Touchais dans la remarquable synthèse des contributions qui préface l’ouvrage, il est nécessaire d’intégrer dans le raisonnement concurrentiel des valeurs non concurrentielles, car la concurrence est un moyen et non une fin (A quoi sert la concurrence, p. 34 ; Neelie Kroes, La libre concurrence n’est pas une fin en soi..., p. 187).

La diversité des perspectives, loin d’être un exercice de style, constitue donc une clé d’entrée nécessaire pour une meilleure compréhension du phénomène et de ses enjeux. Ainsi, à la première question « Qu’est-ce que la concurrence ? » ; « concurrence, compétition, émulation, de quoi parle-t-on ? » c’est à l’aide de l’analyse économique (Emmanuel Combe ; Dominique Roux et Sandrine Peney), anthropologique (Dominique Desjeux), juridique (Claude Lucas de Leyssac, Pierre Servan-Schreiber, Laurent Vidal), philosophique et religieuse (Marcela Iacub, Haïm Korsia, Etienne Perrot) que les auteurs s’efforcent d’apporter des réponses. On découvre la concurrence là où ne l’attend pas toujours : elle se conjugue bien sûr au croisement des notions de marché, d’offre, de prix et d’efficience mais aussi de liberté, de rivalité, de tensions, de collaboration, de justice et d’équilibre. On y démontre que selon Holmes, la concurrence des idées est catalyseur de la liberté d’expression (Iacub, p. 62) ; que d’après le Talmud, « la rivalité entre les sages est profitable au développement de la sagesse » (Korsia, p. 67). Mais aussi que la concurrence n’est pas un donné ; qu’elle « n’est pas un phénomène naturel, qui surgit d’elle-même dès lors que la liberté économique prévaut » (Perrot, p. 90). Paradoxalement, elle a des vertus sur l’emploi (Combe, p. 53) mais, sous couvert de vertu, elle peut être instrumentalisée pour faire plier les entreprises désireuses de pénétrer un marché (Servan-Schreiber, p. 85).

L’approche historique est évidemment convoquée pour ici encore tordre le cou à certaines idées reçues : Non ; la concurrence n’est pas un phénomène nouveau. Même si elle est nommée et identifiée en tant que telle à l’époque des Lumières et des physiocrates (Jean-Marc Daniel, p. 118), elle existe « depuis toujours » (Campagnolo, p. 109) du moins dans son acception abstraite (Gerber, p. 123). Oui, en revanche, le droit de la concurrence est un phénomène récent qui trouve en Europe son unité constituante dans le projet européen (Gerber, p. 125 ; Pfister, p. 133).

Cette conjonction entre politique de la concurrence et construction d’une Union européenne est également illustrée de belle manière dans le livre par le témoignage de plusieurs commissaires européens en charge de la concurrence (Joaquin Almunia, Mario Monti, Neelie Kroes) qui font part de l’expérience acquise par la Commission en tant que régulateur. Le rôle que jouent les institutions dans la politique de concurrence est par ailleurs mis en exergue à plusieurs reprises dans l’ouvrage dans la partie qui est consacrée aux politiques de la concurrence et dans celle qui est dédiée aux finalités et à la culture de la concurrence. On y trouve exprimée par le président du Bundeskartellamt (Andréas Mundt p. 212) la conviction que « seule la préservation et la promotion cohérentes de la concurrence peuvent assurer à l’Europe une compétitivité internationale durable. », conviction partagé par le président de l’autorité belge de concurrence, Jacques Steenbergen, qui juge néanmoins nécessaire pour parvenir à cet objectif, de mettre en place des « méthodes d’évaluation afin d’en mesurer l’effet utile » (p. 727). Quant à Bruno Lasserre, président de l’autorité de la concurrence française, il insiste sur la nécessité de développer des outils permettant de mettre la concurrence au service des consommateurs qui, « mieux avisés de leurs droits, s’empareront des nouveaux moyens de les faire respecter qui leur seront conférés par l’action collective en réparation » (p. 717).

Le bénéfice de la concurrence pour les consommateurs est également au cœur d’une large réflexion hébergée dans une partie intitulée « la concurrence pour qui ? » On excusera le commentateur de ne pas détailler l’ensemble des développements de ce chapitre par ailleurs consacré aux entreprises, aux travailleurs et aux contribuables mais la tâche est immense et il faut bien se limiter ici à quelques morceaux choisis. Or, la relation du droit de la concurrence et du droit de la consommation est probablement une de celles qui est à la fois la plus complexe et la plus prometteuse. Carole Aubert de Vincelles démontre que la concurrence exerce une emprise sur le droit de la consommation mais que « la recherche d’un niveau de protection élevé de protection des consommateurs n’est donc qu’un moyen et non une fin » (p. 273), porosité qui se traduit notamment par l’appel à la notion de concurrence responsable dans la loi sur la consommation (Carole Delga, p. 277). Influence qui n’est pas une domination de l’une des disciplines sur l’autre car les finalités sont communes (Le droit de la consommation saisi par la concurrence, G. Parléani, p. 295), influence mutuelle, dans la mesure où le bien-être du consommateur (et non sa protection) est, selon Phillip Evans, désormais au cœur des préoccupations du droit de la concurrence, si bien qu’on observe un phénomène de convergence (p. 284). Etienne Pfister souligne que les apports de la concurrence pour le consommateur peuvent être évalués sous un triple prisme. Evidemment, la concurrence exerce une pression à la baisse des prix (…), elle améliore également la qualité des produits (…), enfin le consommateur est également fréquemment un salarié, sensible aux effets de la concurrence sur l’emploi et sur les conditions de travail (p. 305). Le constat est toutefois nuancé par Monique Goyens, directeur général du BEUC qui déplore la prise en compte insuffisante des intérêts des consommateurs dans les affaires de concurrence et considère que les moyens d’action collective font encore globalement défaut (p. 292) ou encore par Natacha Sauphanor-Brouillaud qui souligne que la concurrence est un outil délaissé pour comparer les contrats de consommation (p. 313). Au total, si droit de la concurrence et droit de la consommation ont en commun la figure du consommateur, ils emploient encore des chemins différents pour contribuer à l’amélioration de son bien-être.

L’ouvrage consacre enfin une large partie à une approche sectorielle titrée « la concurrence jusqu’où ? ». Y sont traités la distribution, la banque et l’assurance, l’énergie, les transports, Internet et les médias, les professions réglementées, les sports et jeux, les services publics et enfin l’enseignant prouvant s’il en était besoin le caractère invasif de la concurrence. Embrasser l’ensemble de ces questions dépasse non seulement le cadre de cette recension mais aussi les compétences de son auteur ; c’est pourquoi on se limitera – par goût autant que par aptitude - à relater les contributions relatives à Internet.

Une remarque préliminaire pour souligner le choix de traiter des Internet d’une part et les médias d’autre part, sous deux paragraphes distincts plutôt que de les réunir sous une même bannière. Le choix éditorial est amplement justifié par l’organisation actuelle du droit qui correspond à ce cloisonnement : la régulation des médias obéit à des règles spéciales qui ne sont pas applicables à Internet. Toutefois, c’est précisément la pertinence de cloisonnement qui interroge à l’heure dite de la convergence. Comment se fait-il que les règles visant à organiser le pluralisme des médias n’aient pas encore irrigué Internet ? Sans doute parce que l’abondance de l’offre, l’absence de rareté des ressources ont longtemps masqué les phénomènes puissants de concentration des « infomédiaires » qui exposent les internautes à un risque d’asséchement de leurs sources d’information. Pourquoi les règles qui imposent aux grands médias audiovisuels de consacrer une part de leur audience à la production locale, de réguler certains contenus ne sont-elles pas applicables sur Internet alors même que les individus ne dissocient plus dans leurs usages les modalités d’accès aux contenus, selon qu’ils sont devant une télévision connectée, une tablette numérique ou un téléphone portable ? Ne serait-il pas temps, justement, que la concurrence dépasse l’approche historique sectorielle de la régulation des médias par les vecteurs de transmission (télévision, radio, presse) pour appréhender de manière plus efficace cette convergence des usages ?

S’agissant d’internet, les différentes contributions traitent des vices et vertus de la régulation de la concurrence. C’est avec intérêt qu’on lira les textes de Jean-Yves Art, directeur juridique associé de Microsoft et de Fabien Curto Millet, économiste principal chez Google, deux entreprises dont la puissance de marché les justement a placé dans le collimateur des autorités de concurrence. Si les deux auteurs reconnaissent en théorie des mérites à la régulation de la concurrence, sans surprises, ils en marquent toutefois les limites par exemple en mettant en exergue le besoin d’attention particulière relatif à « la durée des procédures d’application et (aux) risques d’utilisation des règles de concurrence à des fins protectionnistes » (Art, p. 477). Du côté de Google, on vante les mérites de la structure soit-disant pro-concurrentielle du marché du numérique, vecteur d’innovation (Curto Millet, p. 480). On partagera pas nécessairement l’optimisme débonnaire de cette analyse notamment lorsque son auteur affirme qu’il faut « corriger une idée fallacieuse selon laquelle l’accumulation de données présente un obstacle insurmontable à l’entrée de nouveaux opérateurs. L’argument prétend que les vastes trésoreries de données des entreprises établies les isolent de la concurrence. » Tout au contraire, nous pensons avec Josef Drexl (p. 489) que la nécessité de disposer d’une masse considérable de données pour affiner la pertinence d’un outil, comme le moteur de recherche, constitue précisément un obstacle à l’émergence de nouveaux entrants, ce qui notamment se démontre par l’absence quasi-totale de concurrence sur le marché des moteurs de recherche généraliste sur le territoire européen. Cette situation décline à point nommé la contribution du père Perrot précitée selon laquelle la liberté économique n’est pas nécessairement gage de concurrence.

Cette question du traitement des données est d’autant plus critique dans le nouvel environnement numérique qu’elle implique également les données à caractère personnel, comme le souligne fort bien Isabelle Falque-Pierrotin. En effet, du point de vue de la CNIL dont elle est présidente, la régulation devrait à la fois pousser les entreprises à incorporer la politique de protection des données comme un facteur concurrentiel (p. 496) mais elle doit également veiller à ne pas dissuader les opérateurs européens d’investir dans le grand marché du big data en raison d’une trop grande rigidité des règles de protection, non partagée par les opérateurs américains (p. 498). Autant dire que le chantier est immense et les équilibres optimum encore à trouver.

On finira ce tour d’horizon par la question de l’interface entre le droit de la concurrence et le droit de la propriété intellectuelle, d’abord traitée de main de maître par Josef Drexl, Directeur de l’Institut Max Planck pour l’innovation et la concurrence. L’auteur synthétise en peu de pages les évolutions marquantes du phénomène, passé en dix ans d’une focalisation sur la sanction du refus de licence, illustrée notamment par la tonitruante décision Microsoft à d’autres enjeux comme la protection des consommateurs contre les prix excessifs, le maintien des stimulants de l’innovation. « Le thème majeur à l’heure actuelle n’est plus le refus de licence, mais les brevets essentiels qui restreignent l’accès aux normes technologiques et portent atteinte à l’innovation sur les marchés en aval » (p. 487), comme l’illustre l’affaire Huawei, actuellement pendante devant la CJUE. Est encore mis en lumière le déplacement de la problématique par le recours plus important au secret d’affaires, au cœur des préoccupations communautaires. Ici le besoin se fait d’éviter la glaciation de l’innovation par un usage abusif de la propriété intellectuelle. Serge Soudoplatoff rejoint d’ailleurs la réflexion de Josef Drexl sur la nécessité de ne pas bloquer les infrastructures essentielles de communication par un usage excessif aux brevets et va même plus loin lorsqu’il préconise que les protocoles de communication soient ouverts et partagés (p. 506).

Josef Drexl comme Florence Thépot, Matthieu Mélin et Arthur Merle-Beral soulignent enfin l’essor essentiel des questions de concurrence sur internet caractérisé par des effets de réseaux et des marchés biface (Drexl, p. 487). La triade d’auteurs nous révèle ce qu’ils nomment les nouvelles « territoires » de l’interaction entre propriété intellectuelle et droit de la concurrence à travers l’illustration des plateformes de distribution numérique lesquelles « exercent une influence croissante sur l’exercice de leurs droits par les titulaires de droit de propriété intellectuelle, et notamment sur les prix de vente et les modèles de distribution » (p. 509). Bien qu’ils relèvent que certains titulaires puissants disposent d’un pouvoir de négociation qui les met en position d’interlocuteur de certaines plateformes (voir le cas Deezer / Universal), ils mettent cependant en exergue la situation paradoxale des ayants droit face au pouvoir des plateformes qui, en contrôlant la distribution via des mesures techniques de protection empêchent la portabilité des contenus et contrôlent l’existence ou l’absence de marchés secondaires de revente, et sapent ainsi la maîtrise des titulaires de droit sur le marché de la distribution de leurs œuvres (p. 511). Ces mouvements disent-ils « illustrent la nécessité d’une réflexion approfondie de ces dynamiques sur la propriété intellectuelle et sur l’innovation culturelle. » On ne peut mieux dire l’impérieuse obligation de penser l’utilité de la propriété intellectuelle à l’ère du numérique et de la concentration des acteurs de la distribution en ligne.

Réfléchir, encore et toujours, sans relâche, afin d’adapter l’analyse à l’évolution du monde, voire proposer des orientations vers ce qui serait souhaitable et bon pour tous. C’est sans doute la meilleure leçon de cet ouvrage qui montre à quel point la mise en réseau de têtes pensantes, la concurrence des idées, la rivalité des sages sont d’éternels vecteurs d’innovation de la pensée et offre des horizons possibles de progrès.


Viviane de Beaufort :

Prologue

« A quoi sert la concurrence ? » Telle est la question posée à 100 auteurs, question que se pose peut être encore, 10 ans après avoir lancé leur belle revue « Concurrences », l’équipe éditoriale de l’Institut de droit de la concurrence.

De fait, la concurrence est un concept polymorphe et complexe, dont les conceptions, les règles et l’application évoluent dans le temps, l’espace et les secteurs…Pourtant ses variations et évolutions n’empêchent pas que fondamentalement, intrinsèquement dirons-nous, le concept de concurrence demeure immuable en tant que concept économique de base d’une économie libérale, concept que certains d’entre nous relierons immédiatement à l’innovation, le progrès, la baisse des prix, l’amélioration de la qualité. Adoptant une approche plus technique, on parlera volontiers d’optimum dit de Pareto, de juste prix, de processus de destruction créatrice, etc. Mais la notion de concurrence, et c’est son « coté dark », est aussi assimilée, par d’autres, à la guerre entre acteurs économiques, guerre qui peut avoir des effets ravageurs sur des populations plus fragiles : les salariés (délocalisations), les petits entrepreneurs minés par les grands groupes, les sous-traitants dominés par les donneurs d’ordre, ou encore à échelle macro les Etats en développement face aux puissances, etc. Bref, parodiant Plaute, nous dirons alors que « L’homme est un loup pour l’homme » et que la concurrence entre eux est une manifestation de ces rivalités.

Ainsi, la Revue Concurrences fête ses 10 ans avec une somme impressionnante de contributions d’experts de différents horizons. Martine Behar-Touchais – Professeure à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Nicolas Charbit – Directeur de la rédaction de Concurrences - et Rafael Amaro – Maître de conférence à l’Université Paris V Descartes - ont en effet tenté et réussi à coordonner les contributions de 100 auteurs, les articuler entre elles afin dans un ordre logique (que nous ne respecterons pas) de tenter de répondre à cette lancinante question : A quoi sert la concurrence ?

Sont déclinées dans cet ouvrage, remarquable bible pour nos étudiants, les chercheurs et les praticiens, mais aussi, c’est à souhaiter, source d’inspiration des autorités nationales et européennes et des juges, de nombreuses questions essentielles : quels liens entre concurrence, compétitivité et innovation, entre concurrence et croissance économique, entre concurrence et progrès au sens large ? Très vite, nous sommes tentés de compléter ce questionnement par une question plus précise : à quoi sert le droit de la concurrence ? Qui sert-il ? Comment s’articule-t-il avec d’autres politiques ? Est-il une fin en soi ou un moyen ? Comment varie-t-il ? A quoi se heurte-t-il ?...

Afin d’éviter de plagier les quelques 800 pages de cet ouvrage porté par 100 remarquables auteurs, nous tenterons un exercice très personnel de présentation autour de quelques axes majeurs, charge au lecteur de s’approprier les textes et positions des uns et des autres.

Acte 1 : La concurrence est vertueuse

« La concurrence est un ingrédient de la croissance, de la compétitivité et de l’emploi. Une concurrence non faussée aide à la protection des consommateurs et porte la croissance économique » (Cecilio Madero).

Voilà le cadre posé. De fait, notre cadre français et européen est celui d’une économie de marché où règne, par essence, la concurrence. Cette concurrence qui fait que les entreprises tentent sans cesse de s’approprier de nouveaux marchés avec plus ou moins de succès et, dans tous les cas, à priori un succès temporaire puisqu’elles seront-elles mêmes concurrencées à leur tour. « Le bouillonnement d’essais, d’erreurs, de succès, de créations, de destructions, par essence, imprévisible caractérise une économie de marché » (Bruno Deffains). Or, cette imprévisibilité peut déranger et particulièrement en période de récession ou de crise car ce système créateur de richesses est aussi producteur d’inégalités. Tout n’est pas « rose au pays des merveilles » : la concurrence est créatrice de conflits liés au partage des risques à différents niveaux : travail versus capital, travailleur versus travailleur d’un pays a coût bas et bien entendu consommateur versus producteur.

Acte 2 : La régulation est nécessaire

Alors intervient le droit (les règles) pour réguler ces conflits potentiels. Le droit, et plus largement la politique de concurrence des Etats, initiée par les pays industrialisés, mais de plus en plus adoptée par les émergents en quête de régulation. Cet ensemble de règles et de processus permettant de construire un cadre institutionnel préservant cette concurrence, jugée saine et vertueuse - du moins un degré suffisant de concurrence (workable competition). Car il s’agit plutôt que d’imposer une concurrence théorique pure et parfaite par nature de trouver un équilibre, par essence mouvant, entre différents objectifs. Se pose alors la question de l’interventionnisme public pour limiter les effets « ultra » de la concurrence, de sa pertinence, du degré d’intensité de celui-ci. On sera ici tentés d’évoquer ici la politique industrielle entendue au sens large (emploi, innovation, etc) qui s’opposerait à la politique de concurrence. Autrement dit laissez faire ou intervention en faveur d’entreprises ou de certains secteurs ? L’équilibre à trouver, et c’est tout l’objet d’une régulation entre une économie du tout marché et une économie étatiste. Le droit de la concurrence est un instrument pour garantir la compétitivité de l’économie. Une crise ne doit pas faire céder à la tentation de l’interventionnisme, passé l’urgence et des cas très exceptionnels. Gardons en tête, l’expérience aux USA du laxisme d’après la crise de 1928 : les pratiques concertées ou cartels ont été tolérées, on sait à présent que cela a prolongé les effets dévastateurs de la crise subie.

Acte 3 Le droit de la concurrence est un droit dominant et adaptable

Il est un fait que le développement du droit de la concurrence ces trente dernières années est impressionnant, c’est devenu un droit dominant mais la concurrence faut-il le rappeler n’est pas un objectif en soi, c’est un moyen. Un moyen certes, au service de qui ? Il est souvent avancé que la concurrence est un outil au service des consommateurs et qu’elle engendre par nature des dommages collatéraux pour les salariés et les entreprises. Mais après tout quels effets la concurrence est-elle censée produire ?

  • la baisse des prix ou le maintien de prix bas, pour le consommateur, mais aussi pour les entreprises (prix des fournitures)
  • l’élargissement de la taille du marché
  • une variété des produits et services car la concurrence incite à se différencier

La concurrence est surtout un élément constituant de la productivité : c’est l’aiguillon qui pousse les entreprises à être plus performantes. Le lien positif entre croissance économique et intensité de la concurrence a déjà largement été démontré : une entrée de nouveaux acteurs qui vont lancer sur le marché des innovations de rupture conduit à des gains de productivité. Autrement dit la concurrence n’a pas comme effet qu’une baisse de prix mais une augmentation de la qualité des produits ou services. Peut-être me direz-vous mais la concurrence génère des pertes d’emploi. Ce mythe du lien négatif entre situation concurrentielle et perte d’emplois doit être cassé : après des ajustements, globalement les secteurs ouverts à la concurrence sont bien plus créateurs d’emploi que ceux où la concurrence est entravée. Certes, la concurrence crée une instabilité de l’emploi, c’est un processus de destruction créatrice. Autrement dit, c’est sur la mobilité insuffisante qu’il faut travailler (formation professionnelle, incitations à la mobilité, fluidité sur le marché de l’immobilier).

Le droit de la concurrence du moins son application est un droit mouvant. Il est adaptable, et évolue au fil de la réalité économique. Période de crise ou de développement, structure de la concurrence sur un marché, poids des consommateurs, marché B to B ou B to C, nouveau marché ou mature, degré d’intensité du rôle de la concurrence à l’international sont autant de facteurs à considérer. De même que les type de secteurs et leurs différentes caractéristiques notamment au regard du produit (stratégique ou non) ou du service (d’intérêt général ou marchand) sont considérés différemment.

Acte 4 Le cadre européen de la concurrence demeure majeur

Evoquer la dimension européenne de la Concurrence en lien avec la construction du Marché Intérieur parait ici incontournable et, de fait l’Europe est présente dans bien des lignes de l’ouvrage car le cadre du droit de la concurrence européen structure au quotidien les activités des acteurs en France. La concurrence est un élément fondamental de la réalisation du Marché Intérieur, comme le souligne le Protocole 6 du Traite de Lisbonne et l’article 352 du Traité de Lisbonne. Le droit de la concurrence en est un des outils principaux et ses bases juridiques peu nombreuses (Articles 101 à 109 du Traité UE) sont très largement complétées par du droit dérivé, essentiellement sous forme de Règlements. La déclinaison se fait donc par de très nombreuses décisions individuelles qui font jurisprudence, mais aussi des recommandations et des déclarations d’orientations autant pour éclairer les acteurs économiques que guider les autorités nationales. Autrement dit, le droit de la concurrence laisse une marge d’appréciation importante aux autorités pour élaborer une doctrine (donc une politique).

La concurrence s’inscrit dans la philosophie du libre marché et poursuit deux objectifs essentiels : protéger les intérêts des consommateurs européens mais aussi assurer la compétitivité des entreprises européennes sur le marché mondial. Elle se heurte à des Difficultés intrinsèques qu’il est possible d’appréhender à partir de ces quelques idées :

  • Une asymétrie des intérêts entre grandes entreprises/ consommateurs (concentrations et acteur dominant, cartels et restrictions de concurrence, intégration es/ d’activités et restrictions verticales) ;
  • Un comportement des Etats parfois ambivalent, coincés dans le « dilemme du champion national « , qui en Europe prend un relief particulier du fait de la dimension essentielle de la construction du marché Intérieur dont l’élimination des entraves à la compétition des acteurs est un fondement (aides d’Etat et ses potentiels effet restrictifs de concurrence, effets négatifs sur structure industrielle, manque de compétitivité d’acteurs protégés) ;
  • Libéralisation des secteurs monopolistiques nationaux et problématique des services publics ou dits d’intérêt général, qui à échelle européenne se traduisent par les concepts de Service d’Intérêt Economique général et Service Social d’Intérêt Général ;
  • Compétitivité à l’international et degré de protection du marché national ou européen.
  • La compétence des autorités européennes se déclenche lorsque le comportement d’un ou d’acteurs économiques a des effets sur le commerce entre Etats Membres, même si les auteurs sont établis en dehors de l’UE, mais aussi lorsque ces comportements affectent le commerce du territoire des Etats identifiés comme importants, dont la France par le jeu du concept d’atteinte substantielle à la concurrence. Ce qui requiert une articulation fine des décisions intervenant à échelle européenne et nationale : un mécanisme de coopération fort efficient a été mis au point à cet effet. Par ailleurs, les règles classiques du droit européen dont la primauté de celui-ci sur le droit national joue à plein.

Dénouement

Le lien entre degré de concurrence (ou son intensité) et la performance d’un secteur et plus largement de l’économie d’un pays est parfois encore à démontrer, même dans des Etats où les règles de concurrence et la politique de concurrence sont bien établies. Ainsi, en France, une fois de plus pays des paradoxes, où le droit de la concurrence est installé, où globalement les acteurs reconnaissent les mérites de celle-ci ; les démons interventionnistes et protectionnistes de l’Etat se réveillent régulièrement avec une intensité plus ou moins grande selon l’idéologie dominante mais également au-delà des partis politiques l’état économique du pays. La « culture de la concurrence » , pour citer mon éminent collègue Frédéric Jenny, au sens de son acceptation par les acteurs - Etat, entreprises, consommateurs, usagers, salariés… - est loin d’être installée. Même si la conscience de l’intérêt de la concurrence semble assez clairement exister et partagée, comme les bénéfices de celles-ci ne sont ni immédiats, ni individuels, les acteurs peuvent toujours être tentés de donner quelques coups de canifs dans le contrat. Ce sont alors les ententes concertées ou cartels, des clauses sur les prix dans des réseaux de distribution, des aides d’Etat indues, un interventionnisme sur des secteurs par exemple le petit commerce, le jeu actif du gouvernement dans une restructuration d’entreprise, etc. Et si l’on y veille pas, peu à peu, la situation de concurrence s’étiole, les rentes de situation progressent, le processus de destruction créatrice à la base même de toute activité joue moins et au final le développement économique, donc social et sociétal est handicapé.

C’est bien tout le mérite et le grand intérêt de cet ouvrage a multi-mains que d’approcher de manière la plus complète et objective possible la concurrence, ses mérites mais aussi ses risques, le cadre et les règles qui y sont afférentes, les « bémols » à intégrer en lien avec d’autres impératifs, la bonne manière d’appliquer une politique de concurrence adaptée aux besoins a un instant T. A lire et relire !