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Vers la concurrence régulée

Dans la crise financière et économique, le sauvetage du système financier rend nécessaires des mesures nouvelles et significatives en Europe. De plus, il faut s’interroger sur la place de la politique de concurrence qui est incontestablement l’une des réalisations les plus visibles et les plus fortes de la construction communautaire. Quel rôle peut-elle jouer dans la réponse à la crise ? Quelles évolutions encourager ?

Avec la crise financière, nous assistons, en Europe, à un retour de l’État dans l’économie. Dans la tourmente, les chefs d’État et de gouvernement européens ont légitimement choisi d’éviter la faillite du système financier en coordonnant au niveau européen des mesures nationales pour répondre à la crise financière et aujourd’hui, économique. Partout en Europe, le sauvetage du système financier rend nécessaires des mesures nouvelles et significatives : recapitalisations massives des grands établissements bancaires et surtout garanties publiques des refinancements bancaires, afin de relancer les prêts interbancaires paralysés par la crise et d’assurer ainsi la distribution de crédits nécessaires au financement de l’économie.

Ces actions amènent naturellement à s’interroger sur la place de la politique de concurrence qui est incontestablement l’une des réalisations les plus visibles et les plus fortes de la construction communautaire. Quel rôle peut-elle jouer dans la réponse à la crise ? Quelles évolutions encourager ?

La politique de la concurrence joue un rôle indispensable pour le bon fonctionnement du marché intérieur et favorise la croissance et l’emploi, mais aussi le pouvoir d’achat, en France comme en Europe, en favorisant les baisses de prix. Dans de nombreux secteurs - je pense par exemple aux télécommunications ou à l’énergie -, l’adoption de mesures contre les concentrations, les ententes restrictives ou les abus de position dominante a favorisé les baisses de prix pour les citoyens européens et fait émerger des entreprises plus petites et plus innovantes.

Plusieurs considérations conduisent toutefois la France et un certain nombre d’autres États membres à souhaiter des aménagements à cette politique.
La crise financière nous rappelle que l’application des dispositions du traité en matière de concurrence ne doit jamais se faire de façon dogmatique. Tout est affaire de dosage et de pragmatisme. Ce n’est pas renier la nécessité de la lutte contre les abus de position dominante ou contre les ententes restrictives que de constater qu’il existe des situations dans lesquelles la souplesse est de mise de la part des autorités de concurrence. Les traités prévoient cette souplesse, et il me semble important qu’elle soit mieux prise en compte aujourd’hui qu’hier.

La crise vient incontestablement conforter ceux qui pensent que la politique de la concurrence doit être un moyen de parvenir à une économie sociale de marché équilibrée, et non constituer une fin en soi. Cette politique est et doit rester un instrument parmi d’autres, au service d’objectifs politiques auxquels elle ne peut être assimilée. C’est cette position que le président de la République avait portée lors des négociations du traité de Lisbonne, en obtenant la suppression de la mention d’une concurrence “libre et non faussée” au rang des objectifs de l’Union. Les faits sont en train de lui donner raison.

Il faut être juste. La Commission a souvent admis dans le passé qu’une intervention publique était légitime et compatible avec les règles de concurrence pour porter secours à une entreprise ou un secteur confrontés à des difficultés passagères. Néanmoins, à l’heure où les États membres mobilisent plus de 1700 milliards d’euros de prêts, opérations en capital et garanties publiques pour leur secteur bancaire, nous ne pouvons plus nous contenter d’appréciations au cas par cas ni regarder les pratiques passées des autorités de concurrence du même œil.

Les autorités françaises ont gardé en mémoire les trop longues discussions qui avaient permis finalement d’obtenir de la Commission l’autorisation de recapitaliser Alstom en 2004 ou Air France en 1993. À l’époque, les montants en cause ne dépassaient pas le milliard d’euro. Au regard de ces cas passés, je me félicite des progrès qui ont été accomplis dans le traitement des dérogations prévues au titre de l’article 87. C’est en effet très rapidement que la Commission a su, dans sa communication du 13 octobre 2008, qui porte sur les aides d’État apportées aux institutions financières dans le cadre de la crise actuelle, infléchir sa précédente doctrine qui n’admettait qu’un usage très limité des aides au secteur financier. Il faut donner acte à la Commission de sa réponse rapide et pragmatique. En outre, là où l’autorité de concurrence demandait des mois et des mois de discussion pour valider une aide, elle s’engage maintenant à donner un avis en 24 ou 48 heures dans le cadre d’une dévolution exceptionnelle des pouvoirs du collège au Commissaire chargé de la Concurrence. Quelle évolution ! Cela témoigne à mon sens de la meilleure prise en compte par les instances communautaires des impératifs économiques qui contraignent parfois les États à intervenir.

Il convient cependant d’aller plus loin et de réfléchir aux conditions de mise en œuvre d’une politique industrielle en Europe. Il faut encourager l’émergence d’un nouveau consensus européen pour concilier concurrence et développement de groupes industriels européens capables d’agir au niveau international. Il est essentiel que les autorités communautaires adoptent un point de vue non seulement juridique mais aussi économique car les analyses contemporaines de la politique de la concurrence dans les secteurs technologiques nous mettent en garde contre les méfaits de décisions inadaptées. En un mot, il s’agit de s’attacher à la compétitivité, tout en respectant les principes fondamentaux d’une libre concurrence.

Pour les autorités françaises, ce constat doit appeler des actes forts, afin de doter nos entreprises des mêmes armes que leurs concurrents non-européens lorsque ceux-ci bénéficient de soutiens publics massifs. C’est le cas dans l’automobile et dans l’industrie civilo-militaire. Le Conseil européen a demandé à la Commission des propositions pour soutenir la compétitivité internationale de notre industrie. Il est plus que temps que ce débat soit conduit en Europe car les effets économiques de la crise financière ne tarderont pas à se manifester. À l’heure de la montée en puissance des fonds souverains venus du Golfe et d’Asie, nous devons également poser sans tabou la question de la protection des centres de décision en Europe. Sachons que les fonds disponibles peuvent, aux valeurs en vigueur au 1er novembre 2007, racheter la quasi-totalité des entreprises du CAC 40. Les autorités de la concurrence ne peuvent ignorer ce phénomène et continuer à agir dans un cadre “Business as usual”.

La concurrence est essentielle au bon fonctionnement du marché intérieur. Mais la politique de la concurrence ne peut être une fin en soi, et doit être suffisamment souple pour que l’Europe puisse faire face aux chocs économiques qui l’affectent. Les évolutions récentes tendent à montrer que ce souhait est en train de se réaliser.

Ce n’est pas la revanche de “Colbert”, comme certains ont pu le dire ou l’écrire. C’est celle du bon sens. Régulation et concurrence doivent désormais aller de pair.